MICHEL SERRES. LES CINQ SENS
Vous qui faites profession de parler, professeurs, acteurs, avocats, toutes sortes de rhéteurs, vous dont le métier quotidien passe par le chant, qui devez porter votre voix hors du corps pour en remplir un espace jusqu’au mur du fond et qui avez à souvent lever une colonne d’air vibrante au-dessus de la gorge comme un tourbillon de feu, sonorités intenses et inflexions exquises, sachez que tout vient de l’assise, de l’assiette, de la tenue à terre, de la sustentation, de la prise animale du sol par la plante des pieds, de l’accrochage solide à de longues racines par les orteils, que je ne sais quelle source brûlante vient de je ne sais quel courant chthonien et que tout monte le long des colonnes musculaires des jambes, des cuisses, des fesses et de l’abdomen, que cette voix qui crie ou qui dit, qui signifie, doit son inspiration profonde à cette fondation, et que vous ressemblez ce jour, ce soir ou cette nuit à l’antique Pythie qui ne pouvait dire ou signifier qu’au-dessus des vapeurs émanées du centre de la terre, vous pouvez les capter avec les membres inférieurs: la voix vole si les ailes du verbe vous poussent aux chevilles: vous reconnaîtrez que vous pouvez parler, chanter, incarner le verbe dans votre corps au bonheur des genoux et des métatarses. La musique, le sens, comme l’extase sont issus de ces ressorts. La voix volante vient de la terre, par le corps-volcan. L’âme vente de plain pied.
La voix passe, rauque, basse, ronde, suppliante, vulgaire, pointue, hérissée, joviale, harmonieuse, ordonnatrice, déchirante, séductrice, explosive ou irritée, voix de virago, voix de vierge, de poissarde ou de putain, de victime dominatrice, d’amoureuse éperdue, criant la morne obstination de la passion vraie, maternelle, sororale, conseillante, pieuse, infantile, grêle, égalitaire ou équipière, insolente ou encourageante, destructrice ou caressante, ironique, agressive, cynique, chant de vieille alcoolique au ras du ruisseau paraissant refuser le printemps, voix vile, voilée, noble, haute, servile, majestueuse, large, malade, effrontée, baignée de silence, pleine d’échos marins ou forestiers, traversée de pépiements d’oiseaux, hurlant comme une bête brute, appels de rues réfléchis sur les murs et les parvis d’église, voix perçante qui se plaint, qui demande et qui dit viens, voix qui fait peur, cassée, sanglotante, brisée, par quel chemin ta voix n’a-t-elle pas coulé, sur quels tissus ou quels rochers n’a-t-elle pas rebondi pour élargir le carillon des sens, des intuitions et des sous-entendus, sous la langue ?
L’appel à la bienveillance, la supplication pour l’écoute, la première séduction entre interlocuteurs passe par la voix, sottovoce, tension d’ordre rythmique et musicale. Cette virago par ses criailleries pointues nous écarte, cet important phraseur monologuant nous ennuie: trop de bruit, pas assez de rythme, nulle mélodie.
« Ne chante pas dit le vieil homme
Prie seulement le chant de faire son nid dans ton corps
Et de prendre son vol s’il lui plait par ta bouche »
AU COEUR DU COEUR. ANDREE CHEDID
Au coeur de l’espace
le chant
Au coeur du chant
le souffle
Au coeur du souffle
le silence
Au coeur du silence
l’espoir
Au coeur de l’espoir
l’autre
Au coeur de l’autre
l’amour
Au coeur du coeur
le coeur